Salut, je m’appelle Louna, j’ai dix-neuf ans et j’habite à Lausanne.
L’art pour moi c’est une manière de découvrir de multiples mondes.
Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec le photographe Matthieu Gafsou dans son atelier à Lausanne. Tu viens?
LOUNA: là, je suis du côté bureau de l’atelier de Matthieu Gafsou. Bonjour!
MATTHIEU GAFSOU: Bonjour. Bienvenue.
LOUNA: Donc j’ai bien compris que vous étiez un photographe qui touchait à plein de thèmes comme l’anxiété, le transhumanisme. Vous touchez aussi à l’enseignement et au contact avec les gens. Vous voulez partager votre art et ça, c’est un choix? Vous ne voulez pas garder votre art pour vous?
MATTHIEU GAFSOU: Non, alors pour plusieurs raisons. Au tout départ, il y a souvent de petites failles qui font qu’on devient artiste, le besoin de reconnaissance, le sentiment qu’on a des choses à dire et qu’on y croit un petit peu, donc il y a des choses qui sont liées à l’ego. Et puis après, créer c’est quelque chose qui devient complètement essentiel. C’est-à-dire que ma vie sans créer, elle n’a plus de sens. Par exemple, si pendant quelques mois je peux plus faire d’art, je suis complètement déprimé. Donc ça devient viscéral. C’est génial de pouvoir construire du sens en faisant ces trucs, c’est une chance inouïe.
On ne devient peut-être pas millionnaire, en tout cas pas moi (même si c’est le cas de certains artistes), mais c’est vraiment génial.
LOUNA: Je me suis baladée et j’ai trouvé un petit objet qui m’a intriguée: c’est une petite boîte qui m’a l’air vachement colorée et vachement originale. Je n’ai pas osé l’ouvrir, mais…
MATTHIEU GAFSOU: Alors on peut l’ouvrir. C’est une boîte où j’ai des clés, des clés Inbus. Donc c’est pour bricoler, parce que comme photographe on a toujours plein de trépieds, plein de trucs qui se desserrent et se dévissent. J’adore cette petite boîte, mais je ne sais plus maintenant où je l’ai trouvée. “Cigarette Nadir”: ça doit venir d’Afrique du Nord, donc il y a un petit lien à mes origines tunisiennes certainement dans cette boîte. Mais je la trouve très belle et j’y tiens beaucoup. L’autre boîte, qui est à côté, appartenait à mon grand-père qui était militaire. Donc j’aime bien ces petites boîtes, effectivement, et ça fait je crois quinze ans que cette boîte est dans mon atelier et me suit pendant les déménagements.
LOUNA: Est-ce qu’il y aurait peut-être un lien à faire avec les deux boîtes en métal et votre œuvre qui est située juste en dessus que vous avez imprimée sur de l’alu?
MATTHIEU GAFSOU: Alors je pense que c’est un peu fortuit, mais ça permet de rebondir sur la photo qui est imprimée sur alu. C’est une photo qui montre un glacier, un fragment de glacier un peu torturé; elle est imprimée sur alu et ça la rend séduisante, miroitante. J’aime bien parler de la mort des glaciers, dans un projet qui s’appelle “Élégies” (exposé de juillet à septembre 2024 à Sion), et faire des images très séduisantes. C’est un peu ambigu, un peu contradictoire et j’aime bien cette contradiction. Si les glaciers sont devenus un peu symboliques comme manifestations tangibles des changements climatiques, il y a quelque chose de très ambivalent dans notre relation à tout ça. On y va quand même en téléphérique ou en bagnole. Moi je ne suis pas jugeant; je parle beaucoup d’écologie dans mes travaux récents, mais j’ai bien conscience que je fais partie du problème dont je parle, ce qui le rend compliqué. Je me sens engagé comme artiste mais pas militant. C’est important pour moi cette question de laisser du sens un peu ouvert, de laisser au fond les réceptrices ou les récepteurs de l’œuvre s’approprier le sens qu’ils ont envie d’injecter dedans et parfois peut-être de créer un peu du débat.
LOUNA: À côté des vieilles boîtes pleines d’histoires on peut voir un appareil photo historique et juste à côté sur votre bureau, on voit votre grand ordinateur, enfin deux ordinateurs même, que vous devez évidemment utiliser pour faire votre travail. Est-ce que la présence de ce vieil appareil, comme il est juste à côté, c’est fait exprès?
MATTHIEU GAFSOU: C’est intéressant, parce que j’ai vécu cette transition de l’analogique vers le digital en photographie. J’utilise énormément les technologies digitales dans mon quotidien, mais l’appareil en question qui date, je pense, des années quarante ou cinquante, m’a été offert par un journaliste aussi photographe quand j’étais tout débutant dans la photographie. Et j’ai fait une série de photos en Russie avec cet appareil. Ces photos, c’était des négatifs moyen format, donc assez grands. Je les ai numérisés avec un scanner, un appareil de ce genre-là, et j’en ai fait des fichiers digitaux. C’est vraiment quelque chose dont je me suis servi, ce n’est pas juste de la déco. Il y a un petit lien affectif, parce que c’était au tout début et ça m’avait touché que ce photographe m’offre ça. Et c’est un appareil qui ne mesure pas lui-même la lumière, donc ça m’a forcé à apprendre à mesurer la lumière, C’est donc lié à ma formation de photographe et en même temps c’est super intéressant parce que même avec cet appareil antique, j’avais déjà des technologies digitales qui intervenaient dans la façon de fabriquer les images ensuite.
La tension dans la photographie entre bricolage et technologie est importante dans mon travail. Et je suis moins précis que d’autres personnes, je m’ennuie vite s’il faut être trop méthodique. J’ai quelque chose de spontané dans la façon de faire du bricolage et en même temps, à la fin, j’adore que le résultat soit parfait, clinique, et donne l’impression que je maîtrise les choses, alors que c’est chaotique.
LOUNA: Est-ce qu’on pourrait voir votre ordinateur et ce que vous cachez dedans?
MATTHIEU GAFSOU: Alors ce n’est pas facile, parce que je vais vous montrer des images que je n’ai jamais montrées à personne et qui ne sont pas encore très bien triées, mais c’est ce sur quoi je travaille en ce moment. C’est ce qui s’appelle l’enquête photographique vaudoise: tous les deux ans, je crois, le canton met au concours des bourses pour des photographes et la contrainte c’est de travailler sur ce qu’on appelle le patrimoine immatériel du canton de Vaud. Moi. je travaille sur un mouvement qu’on appelle les jeunesse campagnarde, peut-être que tu connais…
LOUNA: Je crois que j’en ai entendu parler.
MATTHIEU GAFSOU: Comme urbain, moi c’était comme toi, c’est-à-dire que je connaissais vaguement de nom, mais c’est un monde qui nous est totalement étranger et ça fait un an et demi que je travaille sur ce monde. C’est complètement différent de la ville; par bien des égards, je ne m’y retrouve pas du tout et en même temps j’essaie. J’ai aussi été assez touché; là on est dans le moment des tirs à la corde qui m’a beaucoup plu parce que c’est très initiatique dans le passage à l’âge adulte, et donc j’ai beaucoup photographié ça, J’essaie de capter des attitudes; on le voit là,par exemple, un groupe de garçons. Il y a quelque chose de très genré parfois dans la façon dont les jeunesses fonctionnent et j’ai vraiment fait très attention justement de représenter un maximum de femmes dans ce projet, de ne pas trop reproduire ces histoires de genre.
Et puis pour créer une rupture avec ces images-là, j’ai aussi des paysages en couleurs qui sont extrêmement blancs, extrêmement cliniques et renvoient plus à ce qu’on a l’habitude de voir comme photographie
Je vais encore ajouter un travail de studio que je suis en train de faire, avec des textes et aussi avec des natures mortes. C’est un projet en cours; j’étais dans ce moment où je ne croyais pas trop au projet et puis tout d’un coup je recommence à y croire parce que je vais dans le studio, parce que je trouve des choses qui vont créer de la rupture avec ces photos qui sont trop liées au réel d’une certaine façon, qui est toutes seules ne me suffiraient pas.
LOUNA: En parlant avec toi, j’ai pu voir que tu utilises plein de techniques différentes avec tous tes nouveaux projets. Est-ce que tu aurais déjà une idée du projet suivant ou ça te vient sur le moment?
MATTHIEU GAFSOU: Je ne suis pas encore sûr à cent pour cent, mais je pense que le projet suivant a déjà commencé. J’ai exposé deux petits projets, un qui s’appelle “La mise à mort de l’arbre mort” et un autre qui s’appelle “Élégies” et qui ont aussi une relation à nos milieux, mais plus directs en fait. C’est la matérialité même de l’arbre et des glaciers qui m’a intéressé dans ces projets, et j’ai assez envie de continuer ça en déclinant la question de l’eau par exemple, la question des sols et de plonger dans la matière, d’être un peu moins intellectuel peut-être et d’aller dans quelque chose d’encore plus sensible. C’est difficile, parce que les projets artistiques, en tout cas chez moi, il y a une part de raison, puis un moment où on décide… et là je n’ai pas encore complètement décidé.
LOUNA: Merci beaucoup en tout cas. C’était super de parler avec toi!
MATTHIEU GAFSOU: Pareil, merci beaucoup d’être venue. C’était super!
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ART’S COOL autrement dit “Art is cool”!
C’est un rendez-vous avec une œuvre d’art contemporain suisse regardée, expertisée et questionnée par des jeunes gens auxquels répond à sa façon l’artiste qui a réalisé l’œuvre. C’est simple, non?
Durant cette troisième saison, notre podcast invite les jeunes à dialoguer avec les artistes dans leurs ateliers, quelque part en Suisse. Chaque épisode vous plonge au cœur de la création artistique à travers deux séquences complémentaires: d’abord une exploration immersive de l’atelier, puis une discussion autour d’un objet intriguant.
Aujourd’hui, Louna a rencontré Matthieu Gafsou dans son atelier à Lausanne (Vaud).
Collectionnons l’art contemporain avec nos oreilles! Le site artscool.ch rassemble tous les épisodes diffusés depuis l’automne 2021. Une collection variée et grandissante! Vous y trouverez aussi les portraits des jeunes aficionadas et aficionados d’art contemporain, les mini bio des artistes interviewés ainsi que les photos des œuvres.
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Le podcast ART’S COOL est réalisé et diffusé grâce au précieux soutien de la Loterie Romande, de la Fondation Ernst Göhner, de la Fondation Françoise Champoud, de la Fondation Leenaards, de la Fondation Oertli, de la Fondation Sandoz, des cantons de Berne, Valais, Vaud.
Interview et voix: Florence Grivel.
Musique et habillage sonore: Christophe Gonet.
C’est une production Young Pods.