Salut, je m’appelle Lou, j’ai dix-neuf ans et j’habite à Lausanne.
L’art pour moi, c’est la découverte d’une autre réalité.
Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec le photographe Matthieu Gafsou, dans son atelier à Lausanne. Tu viens?
LOU: Je viens d’arriver proche de son atelier. On a une très belle vue, avec des courts de tennis qui ont l’air assez vieux. Là, on arrive dans son atelier, mais on ne voit pas très bien encore ce qui se passe là-dedans… Allons voir! La porte est ouverte… je pense que je peux entrer.
C’est un grand espace avec plusieurs artistes vraisemblablement et plein de plantes; ça a l’air d’être un peu la déco type ici. Il y a même une table de ping-pong et ça c’est toujours cool!
Il faut que je trouve l’artiste, peut-être ici à gauche, dans une petite salle…
MATTHIEU GAFSOU: Bonjour! Bienvenue!
LOU: Bonjour. Enchanté. Donc ici c’est votre espace de travail?
MATTHIEU GAFSOU: Ici, c’est le studio photo. C’est un studio que je partage avec d’autres photographes et artistes.
Là, je travaille sur une enquête photographique; je réécris des extraits de l’hymne vaudois avec de la sciure, des copeaux sur des fonds de couleurs qui rappellent les couleurs du canton et j’essaie de choisir des phrases un peu ambiguës. Alors là ce sera: “Que nos passions enchaînées” et je laisse comme ça ouvert le sens et ça viendra s’associer à des photographies évidemment elles aussi un peu ambiguës.
LOU: Waouh, c’est très original! et dans ces questions-là, tu laisses le sens ouvert, mais est-ce que pour toi, ces phrases ont du sens ou que même pour toi, le sens reste ouvert?
MATTHIEU GAFSOU: Si on enlève un vers d’un poème, si on enlève ce qui est autour, le sens c’est quand même très ouvert. Pour moi, dans l’art (bon on entre directement dans le vif du sujet), c’est super important. C’est-à-dire que la photo, moi j’aime bien quand elle est ouverte. Quand on est trop directif, moi ça m’ennuie un peu. J’aime que les gens puissent s’approprier ce qu’ils voient.
LOU: Ça me fait penser que j’ai pris quelques infos sur toi. Alors “Matthieu Gafsou est né en 1981 à Aubonne. Il vit et travaille à Lausanne. Cadrage volontiers frontal, technique impeccable et caractère sériel, les photographies de Matthieu Gafsou sont soigneusement composées et finement détaillées”. C’est assez précis comme description de ton travail?
MATTHIEU GAFSOU: Oui, ce n’est pas mal. Moi, je rajouterais que je m’intéresse souvent à des choses qui sont liées à nos anxiétés, à des sujets de société un peu forts, que ce soit la religion ou la drogue. J’ai travaillé sur le mouvement qui s’appelle le transhumanisme, qui veut augmenter l’être humain avec la science et la technologie. J’ai beaucoup travaillé sur l’écologie ces cinq dernières années. Donc il y a des sujets qui me tiennent à cœur et c’est vrai qu’après, j’ai une approche un peu formelle. Il y a des gens qui sont plus instinctifs, moi je dois beaucoup passer par la tête pour faire mes projets, parce que je suis un tâcheron en fait. J’ai besoin de beaucoup lire, de me documenter et de créer du sens dans mes projets.
LOU: Est-ce que tu pourrais nous faire découvrir un peu plus tout l’espace et nous raconter son histoire?
MATTHIEU GAFSOU: Avec grand plaisir. Donc, on est dans un lieu un peu atypique pour un atelier d’artistes; on a eu une chance inouïe de tomber sur ces locaux, un peu par hasard. Ça a été un pensionnat de jeunes filles, puis un restaurant à la mode lié au club de tennis attenant, dans les années septante. Ensuite, il y a une entreprise d’événementiel et au départ de cette entreprise, la copropriété nous a choisis parce qu’ils savaient qu’avec des artistes, il n’y avait pas besoin de rénover les lieux mais surtout qu’il n’y aurait pas un passage incessant. Ici, on est dans un endroit qui était certainement une cave ou quelque chose comme ça; c’est parfait pour un studio photo. Il n’y a pas de fenêtre, ce n’est pas très beau, mais il n’y a pas besoin que ce soit joli. Il faut que ce soit fonctionnel.
Il y a du bordel partout. Et j’adore, parce que là j’ai mes copeaux partout par terre. On se met pieds nus, parce que comme ça, quand on marche sur les fonds, on ne met pas de traces de chaussures. C’est très agréable et ça change pas mal de l’espace des bureaux qui est juste derrière nous.
Là, c’est un grand open space. On vient de le transformer un peu, de changer la disposition pour avoir des petits ilôts un peu plus personnels. Et je me suis mis dans un coin, là-bas tout seul. J’adore.
LOU: Ce n’est pas ton premier atelier?
MATTHIEU GAFSOU: Non non, c’est le troisième ou quatrième atelier. Et ce qu’il y a de rigolo, c’est qu’on a été une équipe depuis le premier atelier. Et même si cette équipe a beaucoup changé, c’est toujours resté un peu le même fonctionnement, c’est-à-dire associatif. Il n’y a pas de bénéfice, ce n’est pas comme les co-working spaces par exemple. Les décisions sont horizontales, ce qui est super, mais cela amène parfois des complications. Mais on décide ensemble du fonctionnement du lieu.
LOU: Montre-moi ton bureau, qui a l’air si intéressant pour toi.
MATTHIEU GAFSOU: Alors je suis dans un coin, j’aime bien être dans des coins, comme ça, ça fait un petit nid. Mon bureau est très proche du mur, un peu trop normalement pour ce qu’on voudrait faire, mais j’aime bien c’est rassurant, Et puis il y a tout mon capharnaüm qui est là et voilà. Normalement, il devrait y avoir une œuvre. Là, il n’y en a qu’une qui est un peu un test que j’ai fait pour une expo; j’ai imprimé sur de l’alu et puis finalement j’en ai fait des rideaux de cette œuvre. Mais il faut que j’en accroche davantage; que je m’approprie un peu plus ce petit espace, c’est encore en cours de changement. Un atelier de photographe c’est pas comme un atelier de peintres; il y a moins de matière. Il y a quand même l’ordi qui est au centre évidemment, le scanner, les appareils photos, les objectifs: voilà c’est pas très glamour au fond, mais c’est comme ça qu’on travaille.
LOU: Tu parles de peinture, mais pourquoi la photographie alors?
MATTHIEU GAFSOU: C’est un médium qui me convient parfaitement parce que moi j’ai d’abord fait des études de lettres avant de devenir photographe et je disais tout à l’heure que je passe volontiers par la tête dans mes travaux. Et c’est vrai que je ne suis pas quelqu’un de très habile de mes mains. J’essaie de m’améliorer avec les années et là je fais un peu de bricolage dans le studio, mais ça reste quand même très sommaire. L’appareil photo c’est super quand on est malhabile, parce que ça permet d’avoir un langage, un langage super intéressant. Je suis aussi un peu geek, donc tout ce qui est postproduction, j’adore. C’est donc le médium qui me correspond. Ce que j’adore, c’est que c’est un médium plus accessible peut-être que d’autres médiums, c’est-à-dire qu’il peut parler à un public plus large. Il est plus facile à comprendre peut-être que la peinture et ça, ça me tient à cœur, cette capacité à parler à un public relativement large.
LOU: C’est quoi ta définition de l’art?
MATTHIEU GAFSOU: Je pense qu’il n’y a pas de définition de l’art; je pense qu’il y a une infinité de définitions de l’art, Pour moi l’art c’est un moyen de transmettre avec émotion un message, mais ce message, il n’est pas forcément intelligible. C’est un message qui peut être émotionnel, sensible. Certains artistes sont beaucoup dans le discours, ils sont bavards d’une certaine façon, verbeux, et sont dans la pure forme (ça a pu m’arriver). Avec la photo, on est un peu entre les deux. On a un lien très fort au réel, ce qui fait que parfois on a pu être rattachés au photojournalisme, au journalisme, aux transmissions d’un message. Et il y a des purs formalistes qui se rapprochent de la peinture.
Voilà, mais je n’ai pas de définition, je ne pense pas qu’il y ait une définition de l’art. C’est une approche sensible des choses. C’est à la fois complètement inutile et totalement essentiel. C’est ce qui fait que les sociétés humaines sont belles: cette capacité à produire des choses qui ne sont pas fonctionnelles, pas utiles, pas utiles disons d’un point de vue par exemple du marché.
LOU: Et ça m’intéresserait de savoir quelles sont les premières images que que tu as faites en tant que photographe, ou même peut-être quand ce n’était pas encore ton métier.
MATTHIEU GAFSOU: Les toutes premières photos avant que ce soit mon métier, elles sont assez candides. J’étais, comme beaucoup de jeunes photographes, assez romantique et je me suis intéressé aux friches de Lausanne. Et j’ai fait un projet avec un titre assez nul, ça s’appelait “Coulisses d’une ville”. Et les images n’étaient pas toutes complètement nulles, mais certaines étaient complètement nulles quand même. J’ai exposé ça dans une petite galerie à Chexbres et après ça, je me suis dit “j’ai envie de faire de la photo” et je suis allé à l’école de photo de Vevey. Mais mon premier vrai projet s’appelle “Surfaces”; c’est un projet que j’ai fait en Tunisie, qui est le pays d’origine de mon père, et que je ne connaissais absolument pas.
C’est assez typique, à vingt-sept ans – j’ai d’abord fait d’autres études donc je suis devenu photographe un peu tardivement – cette question des origines est encore prégnante. J’allais découvrir quelque chose et utiliser ça comme prétexte et évidemment le pays que j’ai rencontré, je ne l’ai pas vraiment rencontré justement. Donc le projet s’appelle “Surfaces” parce que je reste à la surface des choses avec des images très blanches, très formelles, très délicates, mais en même temps très architecturales et paysagères. C’est-à-dire que je suis à distance des choses. Et ça marchait assez bien, parce que c’était une dictature à l’époque où j’y suis allé; c’était avant le printemps arabe. Cette espèce d’éclat de l’architecture qui témoigne d’une forme de pouvoir fonctionnait assez bien comme discours.
LOU: Est-ce que tu arrives à vivre de ton travail?
MATTHIEU GAFSOU: Je dirais oui et non. À dire j’ai la chance de faire un métier où il y a aussi de la commande. Donc oui je vis de la photo, mais je ne vis pas de mon art. L’art, c’est une bonne partie de mes revenus, plus de la moitié, mais c’est quasi impossible, en tout cas pour moi, de vivre que de mon art. C’est peut-être le point négatif de la photo, c’est un multiple quand même et c’est donc plus compliqué pour les collectionneurs. La galerie avec laquelle je travaille, la Galerie C à Neuchâtel, qui est aussi à Paris, le confirme, c’est plus dur de vendre une photo que de vendre une pièce unique, ça c’est certain.
Et en plus il y a des coûts de production, etc. qui font qu’au final, c’est quand même plus difficile de gagner bien sa vie en vendant des œuvres d’art comme photographe. Par contre, on a la chance de pouvoir avoir des commandes. Et aujourd’hui j’ai de plus en plus de commandes que j’adore, qui sont un peu liées à l’art. Par exemple, l’expo qu’on vient d’ouvrir à l’université, où on fait un travail très libre et créatif, mais qui est un travail de commande et ça c’est vraiment quelque chose qui me plaît énormément. C’est aussi psychologiquement agréable parce que, quand on fait un travail artistique, durant trois ans, quatre ans, cinq ans selon les projets, on est tout seul là-dedans, on tourne parfois en rond. Il y a la question de l’échec aussi et parfois on n’y croit plus, ou on n’y croit pas vraiment. Les commandes ont cet avantage qu’elles sont assez rapidement réalisées, qu’il y a moins d’enjeux personnels, donc ça permet de finir quelque chose dans un temps donné.
J’enseigne aussi à l’école, mais alors de façon on va dire homéopathique puisque mon cours c’est un ou deux jours par mois et un workshop par année. Mais j’adore ça et ça me permet de, j’ai l’impression, vieillir un peu moins vite, même si j’ai j’appartiens tranquillement à la catégorie des vieux cons.
LOU: Merci beaucoup, c’était vraiment très enrichissant et très drôle. À bientôt!
MATTHIEU GAFSOU: Merci beaucoup, j’ai eu beaucoup de plaisir. À bientôt!
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ART’S COOL autrement dit “Art is cool”!
C’est un rendez-vous avec une œuvre d’art contemporain suisse regardée, expertisée et questionnée par des jeunes gens auxquels répond à sa façon l’artiste qui a réalisé l’œuvre. C’est simple, non?
Durant cette troisième saison, notre podcast invite les jeunes à dialoguer avec les artistes dans leurs ateliers, quelque part en Suisse. Chaque épisode vous plonge au cœur de la création artistique à travers deux séquences complémentaires: d’abord une exploration immersive de l’atelier, puis une discussion autour d’un objet intriguant.
Aujourd’hui, Lou a rencontré Matthieu Gafsou dans son atelier à Lausanne (Vaud).
Collectionnons l’art contemporain avec nos oreilles! Le site artscool.ch rassemble tous les épisodes diffusés depuis l’automne 2021. Une collection variée et grandissante! Vous y trouverez aussi les portraits des jeunes aficionadas et aficionados d’art contemporain, les mini bio des artistes interviewés ainsi que les photos des œuvres.
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Le podcast ART’S COOL est réalisé et diffusé grâce au précieux soutien de la Loterie Romande, de la Fondation Ernst Göhner, de la Fondation Françoise Champoud, de la Fondation Leenaards, de la Fondation Oertli, de la Fondation Sandoz, des cantons de Berne, Valais, Vaud.
Interview et voix: Florence Grivel.
Musique et habillage sonore: Christophe Gonet.
C’est une production Young Pods.